Se rendre au contenu

Entreprendre en l'an de grâce 2024.

Quel futur pour les projets? Quels projets pour le futur?


La chaleur du soleil à l'extérieur. Une fraîcheur sombre à l'intérieur. Je parle de ma maison. Je parle de ma tête. Je parle de ces instants de flou où tout est remis en question, où malgré la charge extérieure, le vide, impitoyable, s'impose au dedans, rasant au passage les certitudes. Je parle du Covid long qui s'est fait une place dans notre foyer cet été, ravivant les symptômes physiques et questionnements existentiels qui nous ont bousculés en 2020. 

Je parle de l'étrange impression qu'un rêve peut avoir une date de péremption et que celle-ci peut être proche. Non pas qu'il soit trop tard pour le réaliser. Mais on en vient à se demander si les rêves qui, après tant d'années, semblent encore les nôtres, ne le sont plus simplement que par habitude. Qu'est-ce qu'on fait? Qu'est-ce qu'on veux? Qu'est-ce qui a encore du sens? 

En avril, nous avons ouvert Proust Alors!, un parc d'attractions lentes pour adultes pressés, installé au château de Scry jusque fin 2024. Un projet ambitieux et de longue haleine, qui nous porte depuis 2016. Un pas de plus vers le rêve ultime que nous avons si souvent formulé et que vous connaissez sans doute: ouvrir un parc fixe, ouvert à l'année.

Dernièrement pourtant, les doutes ont fissuré mon assurance. Non pas soudainement. Ils se sont nourris de réflexion en discussion, de lecture en conférence, d'introspection en intuition. Si aujourd'hui le fantasme d'un lieu fixe me fait toujours de l'oeil, la perspective des implications concrètes d'un tel projet me fait frémir à mesure qu'il semble atteignable.

D'aucuns diraient qu'il s'agit de sortir de sa zone de confort parce que c'est là que la magie opère. Manquerais-je donc de courage et d'ambition à me satisfaire ainsi de la situation actuelle? Ou s'agit-il d'une peur qu'il faut dépasser? La peur est aussi une prudente messagère. Et cette fois, j'ai envie de l'écouter. 

La raison tient en trois éléments de réponse  que j'ai ici l'élan de vous partager.


Tendresse

J'ai mis beaucoup de pieds en dehors de ma zone de confort depuis 8 ans que nous entreprenons. C'était parfois magique, parfois catastrophique. Dans ces montagnes russes, je n'ai eu de constante que la sévérité avec laquelle je me suis traitée, dans les réussites comme dans les échecs. Cette année, la tendresse temporise ces excès tyranniques.

C'est nouveau et déroutant de rétorquer à l'exigence et la culpabilité que d'autres voies sont possibles. Qu'on n'a qu'une dose de motivation, d'énergie et de disponibilité mentale par jour et que quand l'une d'elle est vide, cela s'appelle une limite. Il est possible de l'ignorer, de la dépasser. C'est mon mode par défaut. Pratique pour abattre du travail, pour tenir des échéances. Beaucoup moins pour tenir sur le long terme, pour garder les idées claires au moment de poser des choix cruciaux et engageants. Nous en avons fait les frais, plusieurs fois, par la maladie, l'épuisement, les mauvais choix, les erreurs en cascade. Je dis nous, car les déséquilibres de l'un pèsent forcément sur l'autre. 

Cet été, les déséquilibres se sont enchaînés. Alors les questions ont émergé. Si la tendresse et l'écoute de nos limites deviennent une balise pour la suite, un lieu fixe ouvert à l'année, un véritable parc d'attractions, y répondra-t-il?


Souplesse

Je ne peux plus raisonnablement prendre de décision partant du principe: toutes autres choses étant égales par ailleurs. Simplement parce que nous vivons une période de trop grands bouleversements et d'instabilité. Parce que la vie qui reprend son cours oublie le compte à rebours, comme le chantent les Cowboys Fringants, mais que je ne peux pas faire comme si je ne savais pas que l'oxygène vient à manquer dans la Méditerranée. Que le stress hydrique frappe à la porte Sud de l'Europe occidentale. Que les agriculteurs ont dû semer 3 fois cette année pour que les semences  démarrent. Que d'inondations en sécheresses et canicules, les étés deviennent imprévisibles. Que les personnes qui militent pour que la planète reste vivable se retrouvent en prison ou sur des listes de personnes à abattre d'une balle dans la tête. Que la montée des extrêmes est indéniable. Qu'on aura beau danser sur notre tête, il est évident que l'on n'arrêtera pas la machine de si tôt et qu'il est trop tard pour une transition en douceur. Qu'il est évident que cette liste pourrait être bien plus longue.

Comment savoir tout ça? Comment savoir que les ressources de la planète sont finies, que le dépassement de la capacité de la Terre à se régénérer est dépassé chaque année au mois d'août, que l'on devrait diminuer notre consommation énergétique par 10 et pourtant continuer, pour soi, sa petite carrière, à viser toujours plus loin, plus grand, plus ambitieux? Je ne peux pas désavoir. Et j'ai cherché longtemps des arguments valables pour justifier la poursuite de ce rêve fou. En me disant que nos objectifs à nous étaient louables. La fin justifierait-elle donc les moyens? Ne pouvant me résoudre à laisser de côté ce rêve de lieu fixe, j'ai vécu avec une contradiction de plus au compteur.

Mais aujourd'hui, ce n'est plus sous l'angle de la privation que j'observe l'abandon de cette douce folie. Laissez-moi vous conter deux anecdotes qui vont nous amener enfin à la question de la souplesse.

Anecdote numéro 1: une demi-journée sans internet au coworking la semaine dernière.  Le monde s'arrête. Qui a encore du boulot?

Anecdote numéro 2: nous nous sommes applaudis en 2020 de n'avoir pas de charges fixes, ce qui nous a permis de ne pas couler et de pouvoir rebondir.

La première anecdote met en évidence notre dépendance à des tas de moyens hors de notre contrôle. La deuxième, la marge de liberté et l'agilité d'une mini-structure.

Mon petit doigt me souffle avec insistance que le futur sera fait de bouleversements fréquents et soudains. Aussi soudains qu'un matin sans Internet. Il m'assure aussi que la souplesse est notre atout le plus précieux. Car c'est bien notre capacité à rebondir face à ces perturbations qui fera la différence.

Est-il sage de nourrir des ambitions de croissance dans un monde fini, même pour soi, petit indépendant? Est-il sage de s'alourdir de charges fixes, de comptes à rendre à des investisseurs et d'employés à préserver dans un monde aussi incertain?  Si la souplesse et la capacité à rebondir deviennent une balise pour la suite, un lieu fixe ouvert à l'année, un véritable parc d'attractions, y répondra-t-il?


Robustesse

Un mot à la mode, propulsé notamment par Olivier Hamant qui invite à s'inspirer du vivant qui est robuste parce qu'il n'est pas performant. Un pitch provocateur qui demande à être traduit dans nos réalités entrepreneuriales et qui soulève dans le milieu pas mal de réflexion. Cette robustesse fait écho à la tendresse et à la souplesse évoquées plus tôt et elle m'invite à consolider Le Siroteur. Non pas comme une forteresse qui se barricade. Mais plutôt comme un roseau agile, comme une plante qui sous-performe volontairement, pour se laisser de la marge de manoeuvre et faire face aux aléas. (Si ceci vous fait tiquer, je vous invite réellement à approfondir la notion de robustesse.)

Chaque nouveau projet - et Dieu sait si je roule à la nouveauté - comporte son lot de risques, de découvertes et de défis. Le lancement de Proust Alors! au château de Scry et le relatif changement d'échelle que nous traversons cette année est déstabilisant. Au sens littéral. Cela déstabilise, demande d'acquérir de nouveaux repères, nécessite beaucoup de travail, d'innovation et d'itérations, de temps et d'énergie. Les repères ainsi brouillés et l'énergie à plat, avec une boussole à réinitialiser, on se sent tout sauf robustes. Loin de moi l'idée de rédiger un réquisitoire à l'encontre de l'innovation mais plutôt le besoin d'observer avec honnêteté nos vulnérabilités.

Ce contexte nous invite à renforcer nos bases. À faire moins et mieux. À déposer nos oeufs aussi dans d'autres paniers. À faire ce qu'on prône: ralentir pour réfléchir. À recharger réellement nos batteries et apprendre la sous-performance. Parce qu'on ne pourra pas faire face à la suite en fonctionnant à flux tendu.

Si la robustesse et la sous-performance deviennent une balise pour la suite, un lieu fixe ouvert à l'année, un véritable parc d'attractions, y répondra-t-il?


Entreprendre en l'an de grâce 2024

Si la tendresse, la souplesse et la robustesse deviennent nos balises, si notre rêve n'est plus chaud, fluide ou lumineux à l'aune de ces nouveaux critères, alors peut-être qu'il s'agit d'un rêve dont la date de péremption est dépassée?

Manquer d'ambition, baisser les bras, abandonner son rêve, se laisser aveugler par la peur. C'est un point de vue. Il nous torture intérieurement depuis des mois.

Poser des bases saines, mettre à jour ses rêves, ouvrir une voie. C'est un autre point de vue. Il nous a soulagés et apaisés en quelques jours.

Apporter de la nuance. C'est ce qui a retenu quelques semaines la publication de ce billet. Car si j'ai été tentée de troquer ce rêve de parc d'attractions fixe contre la soudaine paix d'esprit qui résultait de sa mise au placard, c'est souvent quelque part entre deux extrêmes que se situe la sagesse. C'est en explorant ces confins que je renoue doucement avec une forme d'élan, non pas de prendre ce rêve à bras le corps et de bulldozer vers sa réalisation, mais de crayonner le présent.

Car que se passe-t-il quand un moteur tel que celui-là arrête d'alimenter un quotidien entrepreneurial? Le regard se tourne, enfin, vers le présent.

Que sera Proust Alors! l'an prochain et les suivants? Le labyrinthe sera-t-il de retour? Remet-on encore le couvert avec le Pwairet? Et nos jeux qui vieillissent? La tendresse nous intime d'arrêter pour l'instant de nous poser ces questions. La souplesse suggère de considérer, célébrer et avoir confiance en notre capacité de rebond. La robustesse nous tend une feuille vierge où tout est à redessiner. 

Et peut-être que la ligne de mire n'est plus le futur mais le présent. Quelques concepts ont envie de s'inviter au baptême de notre renouveau et personne n'en parle aussi justement que Corine Morel Darleux dont les écrits m'ont portée et fait éclore: refus de parvenir, cesser de nuire, faire avec, dignité du présent, action performative, gymnastique des confins

Toutes ces balises nouvelles qui sont nées en nous au terme d'une longue gestation marquent un tournant, je le sens dans mes tripes. Entreprendre en l'an de grâce 2024, pour nous, ce n'est plus se demander quels seront nos projets futurs ni quel sera le futur de nos projets actuels mais plutôt quels projets bâtir pour le présent et à quoi veut-on que le présent de nos projets ressemble.


Références: